Le pigeon, la mule et l’orfèvre

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Charles voudrait vendre sa voiture car il compte profiter de la prime à la casse pour en acheter une nouvelle. Il choisit alors un site de petites annonces gratuites,Vivastreet pour ne pas le nommer, pour y déposer son annonce.

Le lendemain, un type qui s’appelle Benoit contacte Charles par mail: il est intéressé par la voiture et souhaiterait avoir quelques détails supplémentaires.

Par contre, il est assez pressé de conclure l’affaire car il doit partir prochainement en Cote d’Ivoire pour plusieurs semaines. S’ensuivent quelques échanges de mail dans lequel Benoit accepte le prix: 5000€ pour la voiture de Charles. Benoit promet d’envoyer un chèque très rapidement. En guise de bonne foi, il donne son adresse à Lyon, ce qui va grandement simplifier la logistique puisque Charles habite aussi à Lyon. Et puis, ça rassure toujours d’avoir à traiter avec un voisin. Benoit viendra chercher la voiture à son retour d’Afrique d’ici un mois.

Trois jours plus tard, Charles reçoit une lettre de Côte d’Ivoire avec dedans un chèque de 6000€: c’est Benoit qui visiblement n’a pas eu le temps de déposer le courrier en France et qui a dû l’envoyer d’Afrique. Par contre, le gaillard s’est trompé: il a fait un chèque de 6000€ au lieu des 5000€ convenus.

Dans l’après-midi, Charles, qui n’aime pas garder des chèques chez lui, passe à sa banque et encaisse les 6000€. Puis il contacte Benoit d’abord pour le remercier du chèque mais aussi pour le prévenir de sa méprise. Plutôt embarrassé, Benoit lui redemande s’il peut lui renvoyer la différence moins une petite commission pour s’excuser du dérangement. Benoit propose 50€, Charles accepte et lui envoi donc un chèque de 950€ à son domicile Lyonnais.

Quelques jours plus tard, Charles reçoit un appel de sa banque: le chèque de 6000€ est un faux et son compte est à découvert à cause des 950€ qui, eux, ont bien été encaissés. Charles tente de contacter Benoit, mais en vain: il est aux abonnés absents. Dépité, Charles décide de porter plainte contre Benoit pour escroquerie. Et ce ne sera pas bien difficile: il a son adresse à Lyon.

Benoit est un étudiant qui passe une bonne partie de son temps libre à scruter les forums sur Internet. Un jour alors qu’il lit un forum technique, il tombe sur une certaine Stéphanie qui ne s’en sort pas avec sa connexion Wifi. Benoit lui prodigue alors quelques conseils sur le forum et Stéphanie finit par faire fonctionner sa connexion Wifi. Toute contente, Stéphanie remercie vivement Benoit par message privé, et lui propose même un petit dédommagement via Paypal.

Benoit refuse, arguant qu’il ne fait pas cela pour l’argent mais simplement pour aider les gens. Stéphanie lui demande alors si elle peut rester en contact avec lui car elle a parfois des problèmes avec son ordinateur portable. Benoit lui propose de continuer la conversation par messagerie instantanée.

Stéphanie accepte et commence à raconter sa vie: elle a 22 ans, habite encore chez ses parents à Lyon, et travaille comme vendeuse itinérante dans une société qui fabrique des meubles. Elle est depuis peu célibataire, et sinon elle a une grande passion sur laquelle elle s’étend longuement: les bijoux africains. Elle se fournit essentiellement en Afrique car elle a du mal à trouver ce qu’elle cherche en France.

Elle avoue dépenser beaucoup d’argent dans sa passion et achète de façon compulsive. Mais comme elle le dit si bien, quand on aime, on ne compte pas.

Au fil de la conversation, Benoit a le sentiment d’être sur un coup car Stéphanie l’a flatté à deux reprises et ne lui semble pas indifférente. Il lui a
demandé de mettre sa webcam mais elle a refusé; par contre, elle lui a promis d’envoyer prochainement une photo d’elle « s’il reste sage ».
Benoit et Stéphanie communiquent encore quelques jours par messagerie instantanée et parlent de tout et de rien. Ils ont fini par s’envoyer des
photos et Stéphanie s’avère être une jolie brune à son gout. « Pas franchement top, mais je la mettrai quand même bien dans mon lit », s’est dit Benoit à plusieurs reprises.

Stéphanie est toute contente car elle vient de recevoir aujourd’hui un de ces bijoux dont elle raffole tellement. Là, elle vient de trouver une pièce rare et elle espère que l’affaire va se faire dans les prochaines jours. Elle est un peu embêtée car elle doit partir prochainement chez un client en Italie pour au moins une semaine. « A mon retour, on peut peut-être s’appeler, voir même se voir si tu veux. En attendant, je t’enverrai des cartes postales depuis l’Italie », lui dit-elle. Benoit, tout content de la perche, en profite pour lui donner son téléphone et son adresse à Lyon. « Et tes coordonnées ? » lui demande-t-il ? « A mon retour, c’est promis. Je ne vais pas avoir beaucoup de temps à te consacrer depuis l’Italie ». Sur ce, Stéphanie s’en va car elle se sent fatiguée.

Le lendemain, comme à l’accoutumée, Benoit et Stéphanie entrent en contact par messagerie instantanée. Stéphanie est dans un hôtel en Italie; son voyage s’est décidé dès le matin et elle a à peine eu le temps d’attraper un avion. Elle n’a pas trop le moral et se sent seul, et puis elle n’a pas eu le temps de régler son histoire de bijou, ce qui l’a beaucoup énervé. Les deux amis se quittent assez rapidement.

Le lendemain, Stéphanie entre en contact avec Benoit beaucoup plus tôt que d’habitude. Elle n’a pas l’air dans son assiette. Benoit lui dit qu’elle peut se confier à lui, qu’ils sont amis et que les amis servent à s’entraider. Stéphanie est très déçue: elle lorgnait sur un de ces bijoux Africain dont elle raffole, et le vendeur lui a donné juste deux jours pour envoyer l’argent en Afrique. Le problème, c’est qu’elle est dans un bled dans lequel il n’y a aucun moyen d’envoyer de l’argent à l’étranger et que de toutes les manières avec ses horaires, elle ne peut se permettre de commencer à faire des kilomètres en voiture pour envoyer l’argent.

Compatissant, Benoit se propose de l’aider. Stéphanie le remercie mais n’a pas trop envie de l’impliquer dans ce qu’elle appelle « un caprice ».
Benoit se montrant insistant, Stéphanie accepte finalement et lui explique la démarche à suivre. Elle va s’arranger avec son père, Charles. Celui-ci va
envoyer à Benoit un chèque de 950€ qu’il pourra encaisser à sa banque. Dès que ce sera fait, il ira dans une agence Western Union pour payer le vendeur et pourra même garder 50€ pour payer les frais et sa course. « Et en plus, tu auras mon adresse, enfin celle de Papa et de Maman, puisqu’elle sera écrite sur le chèque. » dit-elle. Benoit, tout content, accepte bien volontiers. Mais attention, il y a urgence, car le vendeur n’a accordé que deux jours à Stéphanie pour payer. Benoit promet de faire au plus vite, dès qu’il aura reçu le chèque.

Le surlendemain, il reçoit le chèque de Charles, le père de Stéphanie. Au passage, il en profite pour noter son adresse et envoie les 900€ dans la journée chez le vendeur, un certain Jo de Côte d’Ivoire. Le soir même, il tente de contacter Stéphanie, mais elle n’est pas là. Déçu, il lui envoi un mail pour la prévenir et n’obtient aucune réponse. Dans les jours qui suivirent, Stéphanie est toujours absente. Benoit commence à s’inquiéter et sentir le doute monter en lui; mais il se voit rassurer en constatant que le chèque de 900€ a bien été crédité sur son compte.

3 jours après avoir envoyé l’argent, il reçoit la visite de deux policiers à son domicile.

Jo vit en Côte d’Ivoire. Il n’apprécie pas trop d’être qualifié d’escroc ou encore d’arnaqueur, des sobriquets beaucoup trop réducteurs à son gout.
Lui même se qualifie « d’orfèvre en machination financière ». Car Jo y connait un bout dans ce qu’il appelle affectueusement son « biz »: cela fait
maintenant plus de 5 ans qu’il s’y consacre à temps plein. Il s’est fait une spécialité dans l’arnaque des occidentaux, dont il utilise toujours
les petits travers pour son plus grand profit. Désir, innocence, naïveté, Jo sait parfaitement exploiter les moindres faiblesses de ces inconnus du bout du monde.

Il y a quelques années, Jo s’était essayé à l’arnaque africaine la plus connue, le 419. Mais cela fait désormais un certain temps qu’il laisse ce type d’escroquerie à ces cousins nigériens, les Yahoo boys, pour des combines beaucoup plus subtiles. Ces armes principales: un scénario béton et un soupçon de e-whoring très soft.

Les arnaques de Jo sont toujours triangulaires: il y a d’un côté le pigeon, celui qui va payer, et de l’autre, la mule, celle qui transporte et qui va porter le chapeau. Quand à Jo, il reste au milieu et contrôle tout le scénario qui repose pratiquement toujours sur la même histoire:
une fille d’une vingtaine d’année, assez conventionnelle, dévorée par une passion dans laquelle elle engloutit beaucoup d’argent et qui a désespérément besoin d’aide.

Le « conditionnement de la mule » demande toujours un certain temps, c’est d’ailleurs la partie la plus délicate à gérer mais Jo arrive généralement à former sa mule en seulement quelques jours. Il commence par épier un forum ou un chat ICQ et prend des notes. D’abord, le profil idéal: un jeune adulte célibataire, doté d’un compte en banque, et si possible très disponible. Les réseaux sociaux comme Facebook ou encore
Viadeo
permettent un profiling parfois très précis d’une mule. Jo n’hésite
d’ailleurs pas à créer de faux profiles et poser des questions stratégiques, des amorces comme il les appelle, afin d’extraire de précieuses informations.

« Moi, je suis né le 8 mai 1987, et toi ? ».
« Pauvre Parisiens, je vous plains. Ici à Lyon, il fait 35° ».
« Combien elle vous charge votre banque pour les agios ».
« Ça y est, il m’a largué, ça intéresse quelqu’un de venir pleurer avec moi ».
« Pff, dur ma révision pour l’examen d’urbanisme, quelqu’un pour m’aider ? »

Notre orfèvre a deux façons de pêcher sa mule: soit, il jette son filet et étudie si sa proie correspond à ce qu’il recherche: il s’agit de la méthode la plus rapide. Soit, il épie sa mule et fera en sorte que ce soit elle même qui vienne à lui: la méthode la plus difficile mais qui fera sans doute la meilleure des mules.

Avec Benoit, Jo a pu facilement déterminer qu’il y connaissait un bout en Wifi: c’est toujours lui qui répond aux questions. Et en plus, cela prouve qu’il est volontaire et qu’il n’hésitera certainement pas à aider quelqu’un dans le besoin, surtout une fille. Par ailleurs, dans sa signature de forum, son lien sur une page personnelle a permis à Jo de déterminer qu’il était étudiant à Lyon. Et finalement en recherchant des traces de son pseudo sur Google, Jo a appris qu’il fréquentait un autre forum. Là, il lui a jeté une de ces amorces qui lui a permis d’identifier qu’il détenait un compte bancaire et même le nom de sa banque.

Lorsque Benoit est tombé dans les griffes de Stéphanie alias Jo, ce dernier l’a « travaillé » un petit moment. D’abord, il lui a laissé miroiter l’espoir d’une aventure, en se faisant désirer et en l’obligeant à se parler régulièrement. Puis, il lui a rapidement parlé de sa passion pour les bijoux, afin de lui inculquer l’instrument principal de l’intrigue.

Pour arriver à ses fins, Jo a une belle panoplie d’artifices qu’il utilise en fonction des mules qu’il rencontre. Tout d’abord, il tient toujours à mettre en confiance sa proie en lui proposant de le rémunérer dès la prise de contact; ici, un dépannage Wifi.

S’il accepte, Jo paye sans état d’âme une petite somme; c’est rassurant de traiter avec quelqu’un avec qui on a déjà fait affaire: c’est en quelque sorte un investissement. Ensuite, Jo sait choisir une photo qui convient: il se fournit toujours sur Shareapic ou sur l’un de ces nombreux blogs de filles qui pullulent sur Internet. En général, il prend une fille assez ordinaire mais suffisamment charmante pour exciter le désir de sa mule. De toutes les manières, il est très vite fixé et se trompe assez rarement. Ça aide aussi
d’être un homme … Et finalement, afin de parfaire la féminisation de son personnage, Jo a beaucoup étudié le comportement des femmes (vaste sujet :-), sur des forums tel que aufeminin.com ou encore Doctissimo, leur façon de choisir un pseudo, un avatar, leur manière de tourner les mots pour leur faire dire leur contraire, etc. Un bon adepte du e-whoring doit avant tout savoir utiliser la sensibilité féminine pour convaincre.

Jo n’a aucun mal à manipuler sa mule, et il s’efforce le plus souvent à ne pas donner de directives: dans la plupart des cas, c’est la mule elle même qui propose son aide, à sa plus grande satisfaction.

Après arrive le choix du pigeon. Jo s’est fait une spécialité dans les petites annonces de voitures, mais il utilise également l’arnaque aux locations. Le fait est que le marché des voitures d’occasion comporte déjà beaucoup d’escrocs et que les vendeurs ont appris à se méfier. Les locations sont plus simples à gérer et les arnaques moins nombreuses.

Jo envoi une dizaine de réponses à des personnes habitant à proximité de sa mule, généralement, une grande agglomération. Là, il exprime son intérêt pour la voiture, pose quelques questions, tente de faire baisser, voir même d’augmenter le prix en sortant des chiffres destinés à embrouiller sa victime mais aussi justifier son erreur à venir.

Et il finit toujours par « je peux vous envoyer un chèque dès demain ». Si le pigeon accepte, il lui sort son histoire de voyage et lui envoi le faux chèque depuis la Côte D’Ivoire.

Jo n’a aucune difficulté à se procurer des faux chèques: il les fabrique lui même avec un simple Paint, une bonne imprimante couleur et du papier épais !

Parfois, Jo fait appel à des mulets pour expédier ses chèques directement depuis la France. Les mulets sont des mules qui participent à la combine: ce sont des gens qui se contentent de poster du courrier depuis le pays. Il les utilise surtout dans ses arnaques aux locations. Mais Jo n’apprécie que moyennement l’utilisation des mulets car ils représentent un cout supplémentaire et peuvent parfois se faire arrêter par la police.
Après, tout est question de timing; mais son taux de réussite est suffisamment élevé pour lui permettre de vivre confortablement.

Lorsque l’on demande à Jo s’il a parfois du remord à agir ainsi, il déclare que l’on ne peut pas faire de « biz » avec des scrupules, que les occidentaux ont déjà beaucoup fait payé l’Afrique par le passé, qu’il est normal que ce soit à leur tour de payer et que quelque part, il existe une forme d’intellectualité dans son activité.

5 commentaires sur “Le pigeon, la mule et l’orfèvre

  1. Bravo Thibaut, une bien belle histoire, j’adore les contes, je n’y avais vu que du feu pour Stéphanie, même si je me doutais un peu de l’ambiguité du personnage.
    Encore !

  2. Bonjour,
    Je trouve votre site très intéressant. Je déteste les fraudeurs, principalement ceux qui s’attaquent à des personnes âgées.

    Pour les 419 africains, je m’amuse souvent à faire semblant de mordre, question de leur faire perdre leur temps. Ou j’essaie de leur faire peur en les menaçant de leur jeter un sort.

    Pour ce qui est de la page ci-dessus, le pigeon, la mule et l’orfèvre, j’avoue que je ne comprends pas. Dans les premiers paragraphes, Benoit est le fraudeur puis, tout à coup, il devient le pigeon. On pourrait penser que ce sont deux histoires différentes mais pourquoi alors conserver ce même personnage d’étudiant Lyonnais ?

    Pierre Cloutier
    Montréal

  3. @Pierre: si tu aimes jouer avec les escrocs, je te conseille de jeter un oeil à l’excellent 419eater.

    Concernant le pigeon, la mule et l’orfèvre:
    – Charles est un pigeon qui croit traiter avec Benoit qui est en réalité Jo.
    – Benoit est un étudiant qui ne connait pas Charles et qui va se faire berner par Stéphanie qui est en réalité Jo qui le manipule pour mieux berner Charles.

  4. J’ai adoré, super histoire. C’est de l’escroquerie, c’est mal, mais, oui il y a du génie dedans quand même :-)

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